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An. 1 Simp. Internacional do Adolescente Mayo. 2005

 

La violence a l'adolescence: une défense identiteire

 

 

Professeur Philippe Jeammet

 

 


RÉSUMÉ

L'auteur définit la violence comme étant ce qui fait violence au Moi. Il présente cette dernière comme étant une défense contre la menace sur l'identité que représente l'investissement pulsionnel de l'objet chez un sujet dont les assises narcissiques ne sont pas assez consolidées pour servir de balises à ce mouvement de « rapprocher » vers l'objet. Le rôle de l'adolescence comme révélateur de l'insécurité du sujet et source de violence est souligné.

Mots clés: Adolescence, Identité, Violence, Dépendance, Insécurité interne, Attachement, Narcissisme, Passages à l'acte. Troubles des conduites.


 

 

Violence « qualité de ce qui agit avec force » nous dit le dictionnaire Littré. A ce titre la vie est violence qui procède par transformations permanentes de la matière. La violence serait donc consubstantielle à l'existant. Elle prend néanmoins une forme particulière chez les êtres vivants qui les conduit à une lutte permanente pour la défense du territoire, la survie de l'individu et de l'espèce qui s'exprime de façon spectaculaire par la destruction ou la soumission des uns par les autres.

Mais c'est chez l'homme qu'elle acquiert sa dimension la plus tragique du fait même de la conscience qu'il en a et parce qu'elle y fait l'objet à la fois d'une répression sans égale par les interdits qui pèsent sur elle, et d'une extension sans limite, elle aussi sans équivalent.

Le clinicien est bien évidemment confronté aux expressions de la violence. Celles-ci ne sont en rien nouvelles mais elles prennent une acuité particulière de nos jours du fait probablement de la complexification de la vie sociale, de l'explosion des moyens de communication, et de la plus grande liberté d'expression qu'autorise une société libérale.

La violence des jeunes est en effet devenue depuis quelques décennies un problème de santé publique alors même que ces jeunes en sont plus souvent victimes qu'acteurs. Mais le caractère souvent spectaculaire de cette violence juvénile, son absence de motivations claires, la gratuité apparente de beaucoup de ces gestes, sans bénéfice pour l'intéressé, ne peuvent qu'accroître l'inquiétude et le désarroi des adultes.

Notre pratique clinique auprès d'adolescents et de jeunes adultes, notamment dans le cadre de l'hôpital de jour où ils peuvent être suivis au long cours, nous a amenés à considérer la violence comme un mécanisme primaire d'auto-défense d'un sujet qui se sent menacé dans ses limites et dans ce qui constitue à ses yeux le fondement de son identité voire de son existence. Le cœur de la violence nous paraît résider dans ce processus de désubjectivation, de négation du sujet, de ses appartenances, de ses désirs et aspirations propres, ressenti comme une menace par le sujet violent et subi par le sujet violenté qui se voit en retour traité comme un objet sous emprise.

Comme toujours quand le narcissisme est en cause le sujet se défend par un mouvement de renversement en miroir qui lui fait agir ce qu'il craint de subir. Le comportement violent cherche à compenser la menace sur le Moi et sa défaillance possible en imposant une mise sous emprise de l'objet destabilisateur. Celui-ci peut se situer dans la réalité externe mais aussi au niveau interne dans l'émergence de désirs ressentis comme une menace par le Moi. C'est tout une clinique de la violence qui se décline ainsi selon les modalités d'exercice de cette tentative d'emprise sur l'objet destabilisateur.

La réactivité au sentiment de menace venu des objets externes comme des objets internes et des désirs sera d'autant plus grande que le Moi sera plus fragile et son insécurité plus grande.

Nous développerons la thèse qu'il existe ainsi une relation dialectique entre la violence, l'insécurité interne générant un sentiment de vulnérabilité du Moi, de menace sur ses limites et son identité, une dépendance accrue à la réalité perceptive externe pour se sécuriser en l'absence de ressources internes accessibles et en retour un besoin de réassurance et de défense du Moi par des conduites d'emprise sur autrui ou soi-même.

Même si certaines violences sont aisément objectivables c'est au sujet, qu'il soit acteur, victime ou simple spectateur, qu'il revient en fin de compte de reconnaître ce qui est violent de ce qui ne l'est pas et les appréciations peuvent être sensiblement différentes. Est ressenti comme violent ce qui fait violence pour le sujet qu'il agisse cette violence, la subisse ou s'identifie à celui qui subit ou agit cette même violence. La dimension subjective est déterminante. Cette référence au vécu du sujet, que ce soit le vécu ressenti de l'éprouvé ou celui qui dicte le comportement, nous servira de fil rouge dans la recherche du sens de la violence et de sa place dans l'économie psychique. Cela nous conduit à formuler l'hypothèse que ce vécu reflète en miroir ce qu'éprouve celui qui agit la violence, sans qu'il en soit nécessairement conscient, et celle que la violence représente une défense contre une menace sur l'identité.

La violence est en effet caractérisée par un sentiment de « désubjectivation » par celui qui la subit. Le sujet qui la subit doit s'effacer ou même disparaître comme sujet à part entière et pour le moins se soumettre à la volonté du sujet violent. Ce peut être un objectif à atteindre par la mise en œuvre du comportement violent ou il peut être considéré comme acquis d'avance. C'est tout le champ infini des violences cachées ou du moins sans violences manifestes, celui du mépris où s'il n'est pas question de détruire l'autre, physiquement, l'absence de toute considération pour ce qu'il pense, ressent, désire équivaut bien à sa négation comme sujet à part entière.

Cet effet de désubjectivation peut se manifester encore plus subtilement sans agressivité manifeste. Certaines propositions amoureuses peuvent ainsi être ressenties comme une violence dans la mesure où il n'est tenu aucun compte du désir propre du sujet qui n'est considéré que comme un objet au sens matériel du terme qui n'a d'intérêt qu'au service du désir d'autrui. Cet effet de désubjectivisation est aussi celui décrit comme effet du discours paradoxal. Ce que l'on ressent comme violence comporte cependant toujours cette dimension de négation de soi qui se traduit chez celui qui en est l'objet par ce sentiment qu'il n'est plus considéré comme sujet.

La violence n'est pas un choix mais une contrainte.

Mais qu'en est-il du sujet violent lui-même? Pourquoi en effet un tel besoin d'affirmation voire de triomphe du Moi et de plus par le truchement de la reddition et de l'humiliation d'autrui si ce n'est parce qu'en miroir le sujet violent se sent menacé d'un destin semblable à celui de sa victime? La situation se complique du fait du caractère éminemment polymorphe de cette menace qui peut s'ancrer sur des éléments objectifs, être purement fantasmatique, se repérer au présent ou être massivement dominé par le passé. Celui-ci occupe de toutes les façons une place essentielle en ayant préparé les conditions d'une violence possible dans la mise en place des facteurs de vulnérabilité. Nous y reviendrons par la suite mais disons déjà que ces facteurs concernent préférentiellement un état d'insécurité interne, c'est à dire justement une situation de menace pour le Moi. C'est le facteur de risque majeur qui fait d'un Moi qui se sent menacé un Moi susceptible de devenir menaçant.

Mais cette vulnérabilité du Moi n'est pas, loin de là, toujours perceptible de l'extérieur. Pourtant la violence n'est pas le fait d'un sujet épanoui, en accord avec lui-même, et dans une relation avec le monde où la satisfaction et la confiance l'emportent sur le besoin de dominer et de contrôler et sur la méfiance et la menace qu'elle suppose. La violence en tout cas dans le contexte social qui est le nôtre n'est pas la manifestation d'un surcroît de force mais l'aveu de faiblesse d'un Moi sous l'emprise des impressions qui l'assaillent, qu'elles viennent de l'intérieur de lui ou de l'extérieur sans que le plus souvent ils puissent les différencier. Il ne peut trouver en lui les ressources sécurisantes suffisantes pour se permettre d'attendre et d'évaluer la situation. Il est finalement l'esclave de ses craintes et de son hyper réactivité. La violence ne lui est pas un choix mais une contrainte qui s'impose à lui.

Cette menace sur le Moi et ses limites et donc sur son identité peut provenir de l'extérieur comme de l'intérieur du sujet. En fait elle concerne toujours les deux et ce sont ces effets de résonance qui sont particulièrement délétères sur les possibilités de contrôle par le Moi attaqué sur deux fronts simultanés: les agressions extérieures, ou du moins perçues comme telles, en fonction justement des agressions internes: celles liées aux agressions du passé et aux traumatismes cumulatifs (M. Khan) de l'enfance, et celles liées à certains désirs du sujet, méconnus de lui et perçus comme particulièrement dangereux car provenant de l'intérieur même du sujet et correspondant à des aspirations profondes mais en grande partie ignorées par un Moi qui se sent sapé de l'intérieur.

Inversement les facteurs de protection ou de résilience, reposent sur ces capacités de sécurisation interne et de confiance du sujet en ses objets d'attachement et en lui-même. Mais a contrario on peut considérer quel que soit le poids des dangers externes qu'ils prennent d'autant plus une dimension traumatique qu'ils font écho à une insécurité interne et qu'ils parviennent à altérer gravement le capital de confiance et les ressources du sujet.

Mais le pire ennemi est toujours celui de l'intérieur, beaucoup plus difficile à détecter et qui détruit de l'intérieur l'envie même de résister. C'est ce désir en attente d'un objet salvateur qui pour se protéger de cette insécurité et combler les lacunes est prêt pour satisfaire cette attente à s'offrir tout entier faisant vivre au Moi un fantasme de reddition et de fusion qui consacrerait son effondrement et sa faillite. Pour s'en protéger c'est l'objet et plus encore ce désir pour l'objet qu'il va falloir mettre sous emprise.

Le sujet potentiellement violent ressent son besoin des autres comme une dépendance intolérable. Il se sent diminué et menacé face à ce besoin qui le confronte à une passivité affolante. Le besoin de l'autre devient un envahissement par celui-ci transformé en une force aspirante. Son besoin n'est plus ressenti comme tel par le patient mais comme un pouvoir d'autrui sur lui. On n'est pas loin du syndrome d'influence et c'est ce que le passage à l'acte violent tente de conjurer. Le sujet se sent menacé dans son identité personnelle. Il est débordé par ses émois et l'intensité de l'excitation l'envahit avec son inévitable connotation sexuelle. Ce débordement entraîne une situation de dédifférenciation: perte des différences entre dedans et dehors, entre le sujet et ses objets d'investissement, et à l'intérieur du sujet lui-même entre les différentes instances de son appareil psychique. Il est possédé, habité par ses émois et par celui qui en est la source: la seule issue en est l'expulsion de l'excitation désorganisante sur un élément du cadre extérieur (qui n'est pas nécessairement l'objet d'investissement initial) sur lequel le sujet va chercher à exercer un contrôle tout-puissant et une maîtrise qu'il ne peut appliquer à ses émois internes.

Potentiellement tout ce qui touche ces sujets (à des degrés certes divers en fonction de leur organisation psychique) tout ce qui les émeut, les affecte est perçu comme un effet d'autrui sur eux. L'autre n'est plus objet d'un désir ressenti comme leur appartenant et provenant d'eux, mais comme l'origine de leurs émois, dont la source et partant la propriété est ainsi déplacée de l'intérieur vers l'extérieur. Par l'affect, c'est l'autre qui fait intrusion en eux, les manipule, les possède, les influence, bref les dépouille de leur libre-arbitre.

Est ainsi susceptible d'être ressentie comme violente toute force qui agit le sujet. Celui-ci se retrouve de ce fait en situation d'être passivisé, emporté et dépossédé de lui-même par cette force qui dépasse ses capacités de maîtrise. Cette force qui emporte est comme nous le disions ci-dessus désubjectivisante, que cette désubjectivation s'applique au sujet lui-même et/ou à l'objet auquel elle s'adresse. Il y a du viol dans la violence et au-delà de l'étymologie commune, elle comporte une dimension d'effraction qui fait vivre au Moi un sentiment de dépossession de lui-même. Il n'est plus maître chez lui mais se vit comme le jouet d'une force qui le dépasse que celle-ci soit l'œuvre du destin, d'autrui ou de désirs que le Moi a du mal à reconnaître comme siens. Dans tous les cas de figure c'est le Moi la principale victime. Il n'est pas étonnant que les affects du registre narcissique, la honte et la rage, soient fréquemment générés par la violence subie.

 

La violence sans limite: une spécificité humaine.

Si la violence animale est fortement ritualisée et par là même contrôlée il n'en est pas de même pour la violence humaine. L'histoire des sociétés mais aussi des faits divers nous montre que la réalité dépasse en horreur tout ce qui a pu être imaginé. Pourquoi cette violence sans limite chez l'homme? Est-il besoin d'un instinct de mort autonome pour penser la violence, ou n'est-elle pas la conséquence logique des particularités du développement humain? Inscrite comme potentialité au même titre que la relative liberté humaine dans les modalités spécifiques d'investissement du lien de l'enfant avec ses objets d'attachement. Deux données nous semblent caractérisées l'espèce humaine: l'intensité et la durée de sa dépendance à l'égard de ses objets d'attachement et l'accession à une conscience réflexive.

Le développement de la personnalité est pris dans ce dilemme que pour être soi il faut se nourrir des autres et que dans le même temps il faut se différencier de ces autres. Il y a là une contradiction potentielle: comment être soi si pour être soi il faut à la fois être comme l'autre et se différencier de l'autre? Bien sûr on sait après coup que c'est justement un paradoxe, et qu'il n'y a pas de contradiction réelle. Mais quand l'individu vit cette contrainte développementale il ne peut la ressentir que comme une contradiction insoluble qui lui fait violence et qui ne peut être pensée qu'après coup quand le paradoxe résolu on s'aperçoit qu'il s'agit d'une fausse contradiction. C'est parce qu'on a pu accepter de se nourrir des autres qu'on peut s'en détacher et se sentir davantage soi-même

C'est la qualité de l'adaptation de l'environnement aux appétences de l'enfant qui va permettre que celui-ci n'ait pas à sentir trop tôt et trop massivement un écart entre lui et son environnement Ce qui est important, c'est que la personne qui stimule l'enfant soit présente dans la qualité du tonus de l'enfant, c'est-à-dire dans son plaisir d'exploration. L'enfant se nourrit de l'autre sans qu'il ait à penser l'écart entre lui et cet autre. L'autre soit l'objet investi est progressivement inclus dans la qualité de son plaisir de fonctionnement, intériorisé et susceptible d'être retrouvé en l'absence même de l'objet dans ce que Freud a désigné par la satisfaction hallucinatoire du désir. C'est ainsi que se développe la qualité sécure de l'attachement, pour reprendre les termes de Bowlby, et la capacité d'attendre fondement de la liberté. Cette qualité du plaisir de fonctionnement est le reflet de la qualité du lien de l'enfant avec ses objets d'attachement. Elle lie et combine l'appétence naturelle de l'enfant vers l'objet, expression de son tempérament, et la réponse de l'environnement et plus spécifiquement de l'objet d'attachement principal.

C'est cette réponse qui tempère la violence naturelle de cette appétence et lui confère sa dimension libidinale c'est à dire de tendresse et de plaisir et la capacité de lier les désirs agressifs et destructeurs. Plaisir de la satisfaction du besoin ou du désir, récompense de l'attente, qui tout à la fois nourrissent le bébé de l'objet et contribuent à le rendre indépendant de ce même objet. L'important c'est que le bébé n'a pas à se poser la question de ce qui lui revient dans cet échange et de ce qui revient à l'objet. L'ambiguïté de la situation n'a pas à être levée. Ce que perçoit le bébé c'est une adéquation suffisante entre ses besoins et leur satisfaction sans que la question de la part respective de ce qui lui revient et de ce qui revient à l'objet dans le plaisir de cet échange n'ait à se poser. La relation à l'objet imprègne le fonctionnement du bébé sans que l'objet n'ait à apparaître comme tel. Il est consubstantiel à cette activité comme il le sera dans la remémoration en l'absence physique de l'objet dans le cadre de la satisfaction hallucinatoire du désir, constituant les fondements des activités auto-érotiques de l'enfant.

C'est le paradoxe énoncé par Winnicott (1971) quand il écrit que l'enfant est créateur de l'objet à condition que celui-ci soit déjà là et suffisamment adéquat. L'enfant acquiert confiance dans la survenue de la satisfaction, confiance dans l'objet et dans lui-même, fondement comme le dit D. Widlöcher (1971) de la toute puissance infantile qui nous fait croire que demain apportera suffisamment de satisfactions à nos attentes pour valoir d'être vécu. Fondement de ce que certaines auteurs appellent le Soi et de ce que nous avons appelé les assises narcissiques pour marquer que le narcissisme que l'on peut qualifier de normal naît avec la relation d'objet dans les moments heureux où elle est suffisamment adaptée aux besoins de l'enfant pour permettre que soit éludée la question de la différence et des appartenances (Jeammet 2001).

C'est nous semble-t-il une loi générale du développement de l'homme qu'un déséquilibre qualitatif se traduise par une expression comportementale sur le mode du quantitatif. Des assises narcissiques peu sécurisantes sont une source permanente de déséquilibre potentiel du Moi par le pouvoir d'attraction des objets externes auprès desquels il est contraint de chercher une sécurité qu'il ne peut trouver à l'intérieur de lui-même. C'est cette menace de déséquilibre et de débordement du Moi qui génère du quantitatif à la place d'une réponse souple et nuancée. C'est la violence comme tentative du Moi de retrouver une emprise sur le monde perceptif, ou sur ses désirs à la place d'une sécurité interne impossible ou perdue plus ou moins temporairement.

Ces assises narcissiques une fois constituées ont probablement une bonne stabilité. La référence aux qualités de l'attachement décrites par Bowlby(1984) et reprises par des auteurs comme M. Main et P. Fonagy peut être une façon indirecte de les évaluer. On connaît maintenant la bonne stabilité de ces modes d'attachement qui a permis à P Fonagy(1996) de proposer sa conception des « modèles internes opérants». Néanmoins elles peuvent être mises à mal par des événements ou des relations avec des adultes qui provoquent une déception traumatique et une rupture de ce lien de confiance en l'objet, dans le monde et avec soi-même dont nous avons vu qu'il constituait le fondement de cette alliance narcissique constitutive des assises narcissiques.

Ce sont justement des situations de violence subies ou même agies qui peuvent provoquer cette rupture des bases narcissiques de la confiance; violences subies bien sûr et nous n'y insisterons pas. Mais violences agies aussi, notamment dans un effet d'entraînement collectif, tels ces états traumatiques sévères, avec notamment un état dépressif narcissique chronique, plus ou moins accompagnés de comportements addictifs qui touchent des sujets qui après avoir participé à des violences collectives perdent tout appétit de vivre, toute motivation, et pour lesquels tout ce qui faisait la qualité de la vie quotidienne, leurs attachements amoureux et autres, deviennent fades et sans intérêt, les laissent abouliques et brisés. Ils ne se sentent plus en phase avec les autres, comme s'ils n'avaient plus rien en commun et étaient devenus étrangers aux autres et à eux-mêmes. C'est tout cet arrière-plan que nous avons ou pensons avoir en commun avec les autres, fait de tous les implicites de la vie quotidienne qu'il n'est pas nécessaire d'expliciter et qui nous fait croire que les autres pensent et attendent la même chose que nous des échanges du moment, mais aussi du déroulement de la vie en général, des plaisirs ,et des peines habituels, qui semble ne plus faire sens.

C'est cet espace et cette réserve de plaisirs potentiels en commun, d'attentes, de croyances et de convictions implicitement partagées, de capital de confiance minimal commun, qui constituent la trame qui soutient et vectorise nos échanges habituels sans qu'il soit nécessaire de les expliciter et qui reflète cette qualité de nos assises narcissiques dans la vie quotidienne. C'est ce qu'il va falloir restaurer, réactiver, animer quand cela vient à manquer. On sait maintenant que ce capital confiance est le premier facteur de résultats positifs d'une psychothérapie quelle qu'en soit la référence théorique et la technique. Ce sera le premier but de l'approche thérapeutique.

Par contre si l'environnement s'adapte mal au rythme et attentes de l'enfant soit très schématiquement en prévenant tout désir ou en attendant trop longtemps avant de lui répondre, il se crée un écart qui fait sentir à l'enfant trop tôt, trop massivement et trop brutalement son impuissance devant un monde qu'il ne comprend pas. Dans les cas de carence relationnelle précoce l'enfant développe une activité de quête de sensations. A la place de la mère il recherche des sensations physiques douloureuses qui ont toujours une dimension autodestructrice. L'absence de l'objet investi n'est plus remplacée par le plaisir du recours à une activité mentale ou corporelle, mais par l'auto-stimulation mécanique du corps. La violence de cette auto-stimulation est proportionnelle au degré de carence en ressources de plaisir lié aux échanges relationnels.

Sans l'objet l'appétence de l'enfant, sa pulsionnalité, ne sont que violence en quête d'un contenant et d'une limite. C'est le coup que le bébé donne ou se donne pour dans cette rencontre différenciatrice se sentir au sens propre. Il n'existe que deux voies pour se sentir exister c'est à dire avoir le sentiment d'une continuité et d'un contact possible avec un soi différent d'un non soi. Ce sont la voie des sensations et celle des émotions. Secondairement l'accès au cognitif ouvrira la voie au travail de représentation rendant possible la nomination et l'accès à la conscience réflexive mais dont la psychopathologie, notamment des dysharmonies d'évolution et les psychoses, montre à quel point elle reste tributaire des deux voies primaires. La voie des émotions c'est celle de l'intériorisation des affects voire des sensations mais nuancées et modulées par la qualité de l'échange relationnel, conduisant aux auto-érotismes. L'autre voie est celle des sensations comme substitut des échecs relationnels. La sensation fait contact mais pas lien, elle demeure extérieure, à la périphérie du Moi qui doit toujours la rechercher faute de l'avoir intériorisée. Plus la relation est absente plus elle se fait violente. Violence et répétition remplacent l'absence du plaisir de la satisfaction de l'échange. Ainsi la clinique illustre la relation étroite entre l'insuffisance des liens précoces et la recherche d'une auto-stimulation du corps propre comme substitut mais sur un mode dont le caractère auto-destructeur est proportionnel à la sévérité de la carence relationnelle. La violence destructrice est un des seuls moyens pour les enfants carencés d'arriver à se sentir exister, c'est-à-dire d'arriver à avoir un contact avec eux-mêmes à la place du contact avec une personne. Mais ce contact à partir du moment où il n'est pas lié à une qualité de tendresse donnée par la présence de quelqu'un est toujours destructeur.

Entre cette quête auto-destructrice de sensations pour se sentir exister et le plaisir d'être de l'enfant satisfait et apaisé par l'échange avec l'objet, tous les intermédiaires existent. C'est le champ de la dépendance. Dépendance de l'enfant au domaine du percept, celui de la réalité externe, pour contre-investir une réalité interne trop anxiogène pour que l'enfant puisse trouver dans ses ressources internes, ses auto-érotismes, une source suffisante d'apaisement et de sécurisation. C ‘est l'enfant qui séparé de sa mère se panique et se désorganise. Il a besoin de s'agripper à elle, d'avoir la lumière allumée pour s'endormir, bref de s'accrocher au percept comme moyen de contrôler ses craintes, tout comme le rêveur qui fait un cauchemar fait appel au percept en se réveillant pour permettre à son Moi de se rassurer sur l'inanité de ses peurs. Ce que l'on constate également c'est que plus cet enfant sera dépendant, plus il aura besoin en miroir de rendre la personne dont il dépend dépendante de lui à son tour. Or ce n'est pas par le plaisir de la satisfaction partagée qu'il la rendra dépendante mais par l'insatisfaction. Plaintes corporelles ou caprices deviennent alors les moyens privilégiés de gérer la distance relationnelle avec l'objet de dépendance. Par l'insatisfaction l'enfant oblige l'entourage à s'occuper de lui et en même temps il lui échappe et sauvegarde son autonomie puisqu'il ne reçoit rien qui puisse le nourrir et l'apaiser.

C'est nous semble-t-il le paradoxe central du développement: plus on est en insécurité interne, plus on dépend d'autrui pour se rassurer, moins on peut recevoir. C'est aussi le paradoxe du narcissisme qui doit se nourrir de l'objet pour s'épanouir mais vit l'objet comme immédiatement antagoniste dès qu'il apparaît comme existant hors de lui et d'autant plus qu'il est source d'envie.

Ce rappel a pour but de souligner l'importance primordiale à nos yeux de cet équilibre entre les ressources internes et le recours au monde externe perceptivo-moteur. Le corrélat de cette insuffisance des assises narcissiques internes est que l'équilibre narcissique demeure largement supporté par la relation aux objets externes auxquels est en quelque sorte confiée la mission de contre-investir une réalité interne qui fait peser sur le sujet une menace de désorganisation. Nous y voyons la source d'une relation de dépendance aux autres pour assurer l'équilibre interne du sujet.

En se plaçant du point de vue du fonctionnement psychique la dépendance peut être décrite comme l'utilisation à des fins défensives de la réalité perceptivo-motrice comme contre investissement d'une réalité psychique interne défaillante ou menaçante. Dans cette perspective la dépendance est une virtualité sinon une constante du fonctionnement mental car il existe toujours un jeu dialectique d'investissement et de contre-investissement entre la réalité psychique interne et la réalité externe du monde perceptivo-moteur. Elle pose problème dans la mesure où elle devient un mode prévalent et durable de ce fonctionnement au détriment d'autres modalités. Il s'agit donc d'une modalité de fonctionnement susceptible de concerner des structures et organisations psychiques différentes, et d'apparaître ou de disparaître en fonction des variations de la conjoncture interne et environnementale à laquelle elle est par définition extrêmement sensible. Vont devenir dépendants ceux qui vont utiliser de façon dominante, contraignante, la réalité externe, c'est à dire le monde perceptivo-moteur pour contre-investir une réalité interne sur laquelle ils ne peuvent pas s'appuyer car elle ne leur donne pas la sécurité interne nécessaire, base de cette relative liberté. Une réalité interne suffisamment sécurisante offre en cas de conflit ou de difficultés, une possibilité de régression qui n'est pas synonyme de désorganisation. Les sujets dépendants ne disposent pas, pour de multiples raisons, de cette base suffisamment sécurisante au niveau de leur réalité interne.

La solution, nous l'avons vu, ce sont des assises narcissiques solides, c'est à dire un fond commun de plaisir et de confiance que l'enfant perçoit comme sien sans avoir à prendre conscience de ce qu'il doit à l'objet dans cet acquis. C'est aussi ce qui constitue la base d'une relation sécure telle qu'elle est décrite dans la théorie de l'attachement. Plus les assises narcissiques sont solides plus il est facile au sujet d'entrer en contact avec un objet qui ne menace pas son autonomie et duquel il peut se nourrir d'autant plus facilement qu'il ne se perçoit pas affamé et qu'il pourra choisir ce qui lui convient, aux doses souhaitées. Tout autre est la situation du sujet en insécurité, qui se sent vide ou insuffisant, pour lequel l'objet est immédiatement d'autant plus menaçant qu'il est plus attendu et envié. Le plaisir de l'échange est trop dangereux pour l'intégrité du Moi, la relation d'emprise telle que la reprise P. Denis comme moyen de contrôle d'un Moi menacé de débordement prend le pas sur le plaisir de la satisfaction (1997). Que l'emprise porte sur l'objet; cherche à le remplacer par des substituts, ou concerne le désir vécu comme cheval de Troie de l'objet au sein du Moi, ou enfin chercher à élever des remparts narcissiques, elle est violence en ce sens que sa finalité est bien de nier l'altérité de l'autre, de le réduire à un rôle purement fonctionnel au service du Moi ou même de le faire disparaître. C'est l'ensemble de la psychopathologie qui peut être regardée sous l'angle de la réponse d'un Moi qui se sent menacé par la mise en place de défenses par des comportements d'emprise dont les modalités varient quant à leur intensité et quant à leur objet. Cette mise en place de conduites d'emprise est un des grands enjeux de l'adolescence.

 

L'adolescence comme facteur d'insécurité et révélateur d'une violence potentielle.

L'adolescence met en cause l'ensemble des points d'appui qui assurent les fondements de l'autonomie du sujet: ses assises narcissiques fondement de son sentiment de sécurité comme ses structures internes qui tirent leur efficacité de leur caractère différencié. Dans le même temps, elle sollicite particulièrement l'autonomisation. Celle-ci, dans la mesure où les conditions de l'autonomie sont mal assurées, du fait notamment de l'importance de l'insécurité interne pousse le sujet à chercher dans l'achèvement de ses identifications le complément de force qui lui manque. Les conditions sont ainsi réunies d'un renforcement des processus d'intériorisation et d'un éveil de "l'appétence objectale". Ces conditions mettent l'adolescent en contradiction avec la nécessité où il se trouve de prendre ses distance avec ses objets d'attachement antérieurs, dont les liens ont été sexualisés par la puberté.

Un tel antagonisme n'est évidemment pas perçu comme tel par le sujet. Il est vécu et subi comme une contrainte qui ne dit ni son nom, ni son origine, et qui ne peut être perçue que par ses effets. Et ce d'autant plus qu'il ne s'agit pas de conflits entre des désirs contradictoires entre désir et interdit, mais d'exigences internes qui ne peuvent être perçues par ces adolescents que comme s'annihilant entre elles. On est en fait dans le registre du paradoxe qui pourrait se formuler de la façon suivante: "ce dont j'ai besoin, parce que j'en ai besoin, et à la mesure même de ce besoin, est ce qui menace mon autonomie". Les deux termes de l'antagonisme n'appartiennent pas en effet au même niveau de logique. Ils ne s'opposent pas mais devraient au contraire se compléter, comme c'est le cas dans un développement plus satisfaisant où le narcissisme se nourrit de l'intériorisation des relations objectales. Seules des circonstances particulières telles que les carences narcissiques précoces et la situation propre à l'adolescence les font apparaître antagonistes.

Les conséquences s'en font sentir à deux niveaux: sur le développement de la personnalité en empêchant la poursuite des processus d'échanges et d'intériorisation et en bloquant les mécanismes d'identifications, nécessaires à la maturation du sujet; sur le fonctionnement mental lui-même, en entravant les possibilités de représentation, les situations paradoxales ayant des effets spécifiques de sidération de la pensée.

On peut voir dans cette menace sur l'autonomie et la pensée du sujet une situation de violence qui attaque son intégrité narcissique et génère en retour une violence défensive que traduit la réponse par l'agir comportemental. Celui-ci tente de restaurer des limites, et une identité menacée, par la négation des désirs et des liens objectaux internes et par l'emprise sur les objets externes.

Les facteurs de déséquilibre peuvent provenir de différentes sources: de l'excitation induite par le désir pour l'objet comme d'un affaiblissement du narcissisme; des exigences d'un Surmoi archaïque comme des contraintes d'un Idéal démesuré; de bouleversements internes comme des changements de l'environnement qui mettent en péril leur fonction de contre-investissement du monde interne. Le résultat en est toujours une modification des espaces internes une perte des différences internes qui induit un processus de dédifférenciation des instances, des Imagos et des structures internes qui conduit à ce qu' A.Green a pu désigner par « l'archaïque » ou le désir, son objet et le Moi se confondent (1982). Ainsi en fin de compte cet excès reflète non pas tant l'expression du quantitatif que sous cette apparence de la quantité le déséquilibre qualitatif entre le champ du narcissisme et celui du relationnel.

Il est difficile pour un adolescent de ne pas ressentir les transformations de la puberté comme une sorte de violence faite par la nature à son Moi, du fait même qu'il ne choisit pas ces transformations, alors même qu'après la latence et son ouverture à la maîtrise des apprentissages il pouvait penser qu'il en avait désormais le contrôle. La puberté est en effet aux antipodes de la phase de latence: là où celle-ci a permis le développement de la maîtrise, en particulier des processus cognitifs mais aussi de la motricité, la puberté vient introduire le trouble, le doute, l'indéfini, en particulier par ces changements du corps que l'adolescent ne choisit pas, comme il n'a pas choisi son corps, son sexe, tout ce dont il hérite et qui le confronte à cette loi de la nature face à laquelle il se perçoit impuissant. Elle le renvoit à sa soumission infantile aux désirs des parents et par là même à la scène primitive: il hérite d'un corps qui est le fruit de l'union de ses parents et qu'il n'a pas choisi d'avoir. C'est ce qu'expriment les adolescents quand ils nous disent « je n'ai pas choisi de naître » et dont le contre-point est le « je peux choisir de mourir» de la tentative de suicide. On voit une fois de plus à l'œuvre la violence, ici celle de l'auto.destruction, comme ultime moyen de maîtrise d'un Moi dépassé. Le choix de la vie, du succès, du plaisir est toujours aléatoire et dépend beaucoup de facteurs qu'on ne maîtrise pas, notamment l'opinion et les sentiments des autres. De plus le plaisir a toujours une fin et confronte les anxieux aux angoisses de perte et de séparation. On peut par contre être toujours maître de son échec, du refus d'utiliser ses potentialités, des comportements d'auto-sabotage et d'auto-destruction.

Cette véritable fascination par le négatif est le danger qui guettent nombre d'adolescents peu sûr d'eux et en insécurité interne. Paradoxalement le négatif leur confère un pouvoir que la recherche de la satisfaction de leurs désirs et de la réussite ne leur donnerait pas. Mais là encore c'est un plaisir d'emprise et non de la satisfaction du désir. C'est le prix à payer pour rassurer le Moi et lui prouver qu'il a les moyens de contrôler et les désirs et les objets de ceux-ci et qu'il n'est pas sous leur dépendance. Cela permet de comprendre l'effet de soulagement de ces comportements auto-destructeurs, comme l'apaisement qui accompagne la décision de se suicider ou la cessation de l'angoisse après s'être infligé des brûlures ou des scarifications du corps. Mais il est important de repérer ce que ces comportements révèlent de désir d'affirmation, de déception et de colère. Le plus souvent ils n'expriment pas tant un désir de mourir de ces adolescents qu'un besoin d'auto-destruction comme ultime moyen à leur disposition d'affirmer leur existence et leur différence à la fois dans un refus et un rejet catégorique de ce qui est attendu d'eux notamment par les parents, et un besoin d'être vus et d'exister pour ceux-ci, souvent largement méconnus d'eux, qui ne peut s'exprimer que sur le mode de l'inquiétude suscitée. Ce qui est impossible c'est le plaisir partagé vécu comme une reddition du Moi à ces objets dont l'intensité même de l'attente déçue interdit toute satisfaction. On retrouve là les caractéristiques de la relation de dépendance, avec des assises narcissiques fragiles et un équilibre narcissique massivement dépendant des réponses des objets externes. Dépendance qui rend ces sujets particulièrement sensibles à la déception et au recours à des défenses narcissiques primaires comme le double retournement en son contraire et contre soi. L'attente fait place au rejet, la recherche d'un plaisir partagé à l'attaque contre soi, dans les deux cas avec une intensité proportionnelle à celle de l'attente.

Mais comme tout processus dominé par la problématique narcissique il cache son contraire, et les propositions précédentes sont également réversibles. C'est une des clés de la réponse thérapeutique. Derrière cette apparente quête de la destruction se dissimule la déception et derrière celle-ci le refus du compromis et de renoncer à la réalisation des désirs déçus sur un mode en tout ou rien. Comme nous l'évoquions précédemment au cri d'impuissance du « je n'ai pas demandé à naître» qui témoigne du refus d'accepter ce qu'on est et ce que sont les proches, ceux dont on attend affectivement des réponses qui ne viennent pas, répond donc en écho «je peux choisir de mourir», qui est le plus souvent beaucoup plus l'expression du désir démiurgique ou prométhéen de rapter le pouvoir des parents de donner la vie pour reprendre en main son destin et s'auto-générer dans la destruction de ce que seuls les parents ont eu le pouvoir de créer, mais au fond en ayant le fantasme, tel le phœnix, de ressusciter de ses cendres en gardant intact la volonté de réaliser sa vie telle qu'on le voulait sans renoncer à aucune de ses envies.

Pour donner à la violence toute sa portée et sa signification, il faut différencier ce qui est de l'ordre de l'aménagement de la violence, et les circonstances de déclenchement de la violence. Celles-ci renvoient à ce qui pourrait constituer l'essence même du phénomène de violence, c'est-à-dire la menace narcissique. A partir du moment où le territoire personnel, l'image de soi, l'identité sont vécus comme menacés et où le narcissisme subit une effraction la réponse violente apparaît en miroir de la menace ressentie par le sujet. Elle instaure brutalement un processus de séparation, de coupure, de différenciation abrupte avec l'autre. Les aménagements secondaires reflètent beaucoup plus, quant à eux, le niveau d'organisation du Moi et ses capacités de liaison avec la libido et d'aménagement de la distance objectale.

Les modalités d'aménagement de la violence seront faites de ces alliages infinis entre ce qui demeure de disponibilité libidinale et de nécessité de décharge directe; entre l'emprise et la destructivité brute. C'est avant tout de la qualité de l'investissement relationnel direct ou inclu dans les assises narcissiques que dépendra la puissance destructrice de la violence. On passera ainsi de l'expression plus ou moins brutale de la violence par les passages à l'acte à ses aménagements mélangeant en des proportions variables plaisir de la satisfaction et relation d'emprise.

Les voies d'expression de la violence par la recherche d'une emprise perdue suivent celles habituelles des modes d'expression de l'individu: la voie perceptivo-motrice du comportement; la voie neuro-végétative, neuro-endocrinienne ou neuro-immunologique des troubles psycho-somatiques; la voie du surinvestissement de l'objet, celle de la passion; la voie de la représentation mentale pour l'écraser dans l'inhibition ou le négativisme ou l'exacerber dans l'élation maniaque ou le délire. On peut ainsi considérer l'ensemble du système défensif du sujet et les modalités relationnelles qui en découlent sous l'angle de l'aménagement de la dépendance d'un Moi affaibli par un sentiment d'insécurité interne. A la place de relations simples et diversifiées s'installent des modes relationnels défensifs marqués par le besoin d'emprise que traduisent deux qualités d'investissement qui signent le besoin du Moi de compenser une faiblesse interne par un surinvestissement de l'objet investi ou de ses substituts et qui sont: l'excès et la rigidité. L'excès est l'effet d'un surinvestissement lui-même généré par la nécessité de contre-investir une réalité interne insécurisante. Quant à la rigidité son intensité est proportionnelle à celle de la menace narcissique éprouvée par le Moi.

Ce type de relation en miroir où les aménagements des liens à la réalité externe sont le reflet inversé des liens internes est caractéristique des situations où l'équilibre narcissique du sujet est majoritairement dépendant de la qualité de son lien aux objets externes au détriment de ses possibilités de recours à ses ressources internes. L'objet y est immédiatement traité comme le Moi se sent l'être ou menacé de l'être sans médiation ni possibilité de déplacement et donc de nuanciation et de compromis.

Le recours à des mécanismes de défense primaires comme le retournement contre soi et le renversement en son contraire témoigne d'une mauvaise différenciation sujet/objet, et en tout cas de l'importance de l'engagement narcissique de l'investissement objectal. Relation en tout ou rien qui montre que le sujet se traite en miroir de sa relation à l'objet et ne dispose pas de réserves narcissiques suffisantes pour avoir une marge de jeu par rapport à une relation à l'objet. C'est immédiatement l'ensemble de son investissement de lui-même qui est engagé dans la relation. Les relations d'insécurité et en retour d'agrippement aux objets externes telles qu'elles s'établissent dans les deux premières années de la vie favorisent ce type de lien. L'accrochage au percept sert de soutien aux équilibres internes en autorisant un contre-investissement du monde interne anxiogène par le surinvestissement de la réalité externe par le percept. Les différences entre les Imagos et entre les instances qui s'effacent à l'intérieur, livrant le sujet à l'emprise d'objets primaires indifférenciés et menaçant pour le Moi, peuvent être relayées par l'accrochage aux différences externes. Celles-ci s'imposent alors comme une source minimale de différenciation dedans /dehors nécessaire au maintien de l'identité et pouvant même acquérir une valeur de tiers différenciateur relançant l'efficience de la fonction tierce interne plus ou moins temporairement débordée et perdant sa portée organisatrice sur l'économie psychique.

La psychopathologie de l'adolescence montre que les troubles qui éclosent à cette période de la vie peuvent être vus comme l'expression d'une division du sujet avec lui-même: il va rejeter une part de lui, vécue comme une aliénation possible à ses objets d'investissement, tandis que cette conduite de rejet contribue à lui permettre de s'affirmer en une identité négative qui ne devrait rien à l'objet. Ce processus de rejet et de réappropriation dans le négatif peut concerner le corps dans son ensemble, la pensée, ou tel ou tel élément du corps, telle ou telle fonction ou capacité. Il peut être extensif, s'étendre en tache d'huile ou se focaliser à chacun de ses éléments. Mais il est un point commun à ces différentes manifestations qui autorise à les regarder comme participant d'un même processus, c'est que la partie du sujet qui est ainsi attaquée et rejetée est toujours un élément antérieurement investi et qui l'est en fonction d'un lien avec un des objets d'attachement privilégié du sujet. Ce qui est alors rejeté, c'est essentiellement ce lien en tant qu'il est vécu comme la manifestation d'une dépendance dangereuse à cet objet et l'expression d'un pouvoir aliénant possible de cet objet sur le sujet. Ces données permettent de comprendre comment le désir pour l'objet peut être perçu comme une menace narcissique, mettant en danger la subjectivité et même l'identité; et pourquoi les sujets en échec relatif d'intériorisation, avec une insécurité interne, des assises narcissiques fragiles et des structures intra-psychiques mal différenciées, se raccrochent défensivement aux données perceptives et à des objets externes surinvestis et vont être particulièrement sensibles aux variations de la distance relationnelle. L'agir est pour eux un moyen de renversement de ce qu'ils craignent de subir et de reprendre une maîtrise qu'ils étaient en train de perdre. L'acte est alors le moyen de figurer sur la scène externe, et par là de contrôler, ce qu'ils ne pouvaient représenter au niveau d'un Moi sidéré par la massivité des affects et d'un espace psychique effacé où le jeu subtil des déplacements de représentation est remplacé par les mécanismes plus archaïques de projection, de renversement dans le contraire et de retournement contre soi.

Chez ces sujets, le drame, c'est que la présence de l'autre fait resurgir la douleur de l'absence. C'est bien un des paradoxes de leurs psychothérapies. Le poids du transfert renvoie aux carences infantiles et à la douleur de l'absence de l'autre qui était méconnue tant qu'ils pouvaient nier l'importance de la relation.

C'est cette menace qui est susceptible de générer un mouvement de rejet de toute trace de lien en fonction notamment de l'importance de l'antagonisme narcissico-pulsionnel. Ce dernier peut être tel qu'il conduit l'adolescent à rejeter, c'est-à-dire à désinvestir, tout ce qui porte la trace de l'autre au niveau en tout cas du comportement ou plus généralement de la conduite qui focalise son conflit.

On voit ainsi apparaître clairement la fonction anti-relationnelle de ce comportement qui peut conduire l'adolescent non seulement à accentuer le recours à cet agir, mais également à en évacuer les traces de liens.. Le comportement devient de plus en plus désaffectivisé, purement mécanique, tandis que disparaît toute activité fantasmatique qui lui soit liée et que l'auto-érotisme perd sa dimension érotique et de plaisir au profit du besoin de sensations violentes pour se sentir exister et non plus pour éprouver du plaisir.

Le masochisme représente de façon privilégiée une de ces modalités de liaison de la violence en une agressivité retournée contre soi mais dont la composante libidinale (et objectale) est susceptible de se dégrader en une emprise et une répétition mortifères.

La solution masochique s'impose au Moi comme un compromis toujours possible « à portée de main » pourrait-on dire quand le Moi est menacé de débordement. Il y a une dimension de réponse traumatique dans la mise en place d'une conduite masochique que ce soit aux deux extrêmes des possibles; les traumatismes cumulatifs des expériences douloureuses de l'enfance ou le traumatisme pubertaire de la confrontation brutale d'un Moi vulnérable à une déception insupportable, ou à l'émergence de désirs ressentis comme incontrôlables. (Jeammet, 2000)

C'est la menace sur le Moi et en fin de compte sur l'identité qui semble le moteur du masochisme même si son intensité et surtout ses modalités qualitatives d'expression vont utiliser les pulsions. Mais le but principal est bien d'inverser la situation et de remettre l'objet et les pulsions sous la domination du Moi . Quoi de plus efficace que de prendre le Moi pour objet même si le prix à payer est la souffrance? Au-delà de son retournement contre le sujet lui-même la violence agie représente l'ultime défense du Moi pour restaurer son identité menacée. Si la réussite est toujours aléatoire et dépend des autres l'échec et la souffrance auto-infligés sont assurés et peuvent toujours échapper au pouvoir d'autrui. Ils permettent en outre de ménager ce dernier tout en le rendant impuissant voire même dépendant du bon vouloir de celui qui se fait du mal. On retrouve comme toujours ce mouvement de renversement en son contraire de la déception subie au pouvoir de décevoir et du retournement contre soi de la violence adressée à autrui. L'amour oedipien quand il tire une partie de sa violence des défaillances des assises narcissiques comporte un engagement narcissique tel qu'il est susceptible de se retourner masochiquement contre le Moi en un mouvement mélancolique (Chabert, 1999).

La violence est pour nous un comportement narcissique de défense de l'identité à finalité fondamentalement anti-objectale. Elle tente toujours de renverser une situation perçue comme menaçante en son contraire, en particulier de transformer la passivité ou activité et de faire subir à l'autre ce qu'on a subi ou ce qu'on craint de subir soi-même. N'est-ce pas ce que nous dit Freud (1915) dans «pulsions et destins des pulsions»: «on peut soutenir que les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation. La haine y est traitée comme une réponse du Moi dans sa lutte pour sa conservation et son affirmation».

 

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